
Des vies qui pourraient être nôtres
By Pierre-Yves Roubert

Des vies qui pourraient être nôtresMar 08, 2022

L'indécence des footeux
Le défenseur latéral gauche de l’équipe de foot de Lorient gagnait plus que le Président de la Banque Centrale Européenne, et deux fois plus que le Président de la République française ou la Chancelière de l’Allemagne. Un seul milieu de terrain de l’équipe de Montpellier gagnait plus que ces trois hauts responsables réunis.

Le jour où petit chat…
C’est un de mes souvenirs d’enfance les plus marquants. J’avais 11 ans et j’étais chez mon père pour le week-end. Il avait neigé toute la nuit depuis la veille au soir. Avant de nous coucher, nous étions sortis sur le perron pour observer les flocons qui, par terre, formaient une couche couvrant la rue, les voitures et les jardinets. Nous trouvions cela d’autant plus beau qu’une telle chute était rare dans notre ville, on n’en voyait pas plus d’une tous les trois ans. Quand je fus dans ma chambrette allongée sous la couette, je tâchai encore de percevoir à travers les lames des volets de bois ce duvet blanc qui ouatait le pays. Je tendais même l’oreille, comme si, multipliées par des millions, les particules à peine plus lourdes que l’air pouvaient s’entendre lorsqu’elles se déposaient là où les amenait l’apesanteur.

Le livre du professeur
Il était un professeur qui avait écrit un livre dont jamais personne ne lui parlait. Il faut dire qu'il s'agissait d'une œuvre de fiction, pas d'un manuel de cours. Comme ce roman avait été publié à compte d'auteur, il n'avait fait l'objet d'aucune diffusion en librairie. Le livre n'avait donc pas de lecteurs.

Et il vint
lus l’envie. À quoi bon… Nos enfants étaient partis, et ils n’avaient pas eu le temps de nous laisser des petits-enfants. Mathilde était morte à 28 ans, cancer. Yvan, son frère, vivait en Nouvelle-Zélande ; il ne revenait que tous les deux ans, l’été ; il était fâché avec son père.

Le vieux, la danseuse et les fous
Il voyait mal et elle marchait vite. Mais il avait remarqué qu’elle lui souriait chaque fois qu’elle passait devant son banc. Ce n’était qu’un sourire, ce n’était qu’une fille, mais le sourire d’une fille pour un homme de son âge constituait le plus délicieux des élixirs. Et puis, c’était peut-être une fille un peu meilleure que les autres.

La montagne est belle
Il la voyait depuis la fenêtre du séjour, devant laquelle on le plaçait souvent. Et depuis la terrasse, bien sûr. La montagne, sa montagne. Celle au pied de laquelle il était né, avait grandi, était resté.

Un abri en Syrie
Un bombardement pareil… Allait-il les retrouver vivants ? Amin tremblait de tous ses membres. Il n’aimait pas les quitter. Pourtant s’il ne travaillait pas, sa femme et ses enfants mourraient de faim. Il devait rentrer, vite. Mais traverser la ville en ruines était dangereux. Il y avait des tireurs embusqués, de l’État islamique, du Front al-Nosra, des rebelles de l’Armée Syrienne Libre. Il fallait contourner. Et comme si les tueurs au sol ne suffisaient pas, il y avait ceux qui venaient du ciel : l’aviation de Bachar, les Français les Anglais et les Américains pendant un temps, et maintenant les Russes. Mais qu’est-ce qu’ils avaient fait pour mériter pareil cataclysme ? Pourvu que Nour ait emmené les enfants dans l’abri derrière la maison…

Les légumes d'Angelo
Pendant 12 ans, j’ai loué une maison entre le centre-ville et les zones d’activités de l’ouest, après le carrefour des lycées, pas loin de l’ancien quartier des cheminots. Cette maison avait un petit jardin, trois bandes de pelouse qui longeaient trois côtés sur quatre. Dans un angle de ce jardin, il y avait une jolie construction, une sorte de grande vasque blanche surmontée d’un petit toit de tuiles brunes posé sur deux piliers en bois. C’était un puits, ou plutôt la partie visible d’un puits.

Pendant la guerre au Café Montaigne
C’était pendant la guerre. Nous nous étions retrouvés à Bordeaux, qui n’était pourtant pas en zone libre, même quand il y avait encore une zone libre. Après la mort de Maman, Papa et moi étions désemparés. Certes, la guerre chamboulait tout, mais l’extinction de notre phare domestique nous perturbait davantage que les Allemands qui quadrillaient la ville et que les bombes incendiaires des Alliés, qui tombaient à peu près n’importe où et nous obligeaient à descendre aux abris quand retentissait la sirène.